Journalisme de solutions : comment j’ai redonné du sens à mon métier journalistique

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Plan de l'article

Déprimants, anxiogènes, catastrophistes… Les médias sont régulièrement critiqués pour traiter l’information avec trop de négativité, rendant leur audience désengagée. Face à ce constat, un mouvement prend de l’ampleur au sein de la profession : le journalisme de solutions. Redonner un nouveau souffle à son métier pour y trouver plus de  sens, c’est ce que Sophie Roland, journaliste-réalisatrice et membre active du Solutions Journalism Network, a décidé de faire en devenant ambassadrice française de cette nouvelle approche.

Sophie Roland

Journalisme de solutions : aborder les problèmes et les réponses existantes

“Déprimer les gens, ce n’est pas mon métier à la base !”

La lassitude des téléspectateurs face au traitement négatif de l’information, Sophie Roland l’a ressenti dans la réaction de son entourage après la diffusion de ses reportages : “Sympa ton enquête sur les perturbateurs endocriniens pour Envoyé Spécial hier soir, mais c’était totalement déprimant.” Pour elle, c’est le point de départ d’une longue réflexion concernant sa façon de travailler. “Déprimer les gens, ce n’est pas mon métier à la base !”

A la suite de ses reportages, la même question lancinante revient à chaque fois : « Mais on fait quoi ? ». Un aspect au final peu ou pas abordé dans les sujets, car ce n’est pas l’angle. C’est à ce moment qu’elle découvre le Solutions Journalism Network, une organisation à but non lucratif d’origine américaine qui vise à développer le journalisme de solutions à l’international. 

Le Solutions Journalism Network au service d’une nouvelle forme de journalisme

Elle fait la rencontre de la représentante française du Solutions Journalism Network, Nina Fasciaux, qui lui conseille de participer au sommet international organisé chaque année par l’association dans l’Utah avec une centaine de journalistes et freelances de tous les pays. Elle y rencontre en 2019 les fondateurs du réseau.

Elle découvre la vision exigeante défendue par le Solutions Journalism Network, qui forme professionnels et étudiants du monde entier à une méthode rigoureuse depuis sa création en 2013 par des reporters du New York Times. “J’ai été convaincue que c’était une façon de renouveler l’angle de mes reportages, de redonner du sens à la façon de faire ce métier. Je n’allais plus me contenter de dénoncer, mais aussi apporter des réponses aux problèmes.”

Journalisme de solutions : qu’est-ce que c’est ?

Le Solution Journalism Network définit le journalisme de solutions comme « une couverture rigoureuse et convaincante des réponses apportées aux problèmes » et comprend 4 critères fondamentaux :

  • Etre axé sur une réponse à un problème, et comment celle-ci fonctionne
  • Fournir des preuves de résultats (données quantitatives ou qualitatives), en s’intéressant à l’efficacité de la réponse et non pas aux bonnes intentions
  • Aborder les limites ou faiblesses de l’approche : il n’y a pas de solution miracle !
  • Apporter des éclairages qui peuvent aider les autres à faire de même : quelle leçon peut être tirée de cette réponse, et est-ce que c’est réplicable ?

Ces critères permettent de créer des articles et des reportages équilibrés, sans tomber dans l’écueil de la promotion de solutions.

“J’ai acquis un nouveau réflexe, c’est le 6e W journalistique.” explique Sophie Roland. L’écriture journalistique se caractérise par les fameux “5W” : who, what, where, when, why (qui, quoi, où, quand, pourquoi). Avec cette méthode, le sixième W est : “What’s next ?” (on fait quoi ?). 

Un journalisme de réponses, pas de bonnes nouvelles

Attention cependant à ne pas confondre : ce n’est pas un journalisme “good news” comme certains peuvent le penser. “Le journalisme de solutions n’est pas un journalisme de bonne nouvelle, c’est un journalisme de réponses.” précise Sophie Roland.

Les solutions présentées dans un sujet ont souvent des progrès à faire. Il s’agit de questionner ces réponses avec la même rigueur que les problèmes en appliquant les méthodes journalistiques habituelles. 

“Et même si une solution ne fonctionne pas, on peut toujours en tirer des enseignements pour ne pas reproduire les mêmes erreurs ailleurs. Cela reste quand même du journalisme de solutions.”

Un mouvement qui prend de l’ampleur et se déploie globalement

Une communauté pour faire bouger les lignes à son échelle

Conquise par cette approche, Sophie Roland a alors envie de la diffuser autour d’elle. Elle postule alors au programme du LEDE Fellowship avec le Solutions Journalism Network. Elle est sélectionnée, avec 24 autres journalistes dans le monde, pour former à son tour des professionnels et des étudiants au journalisme de solutions.

“Nous avons des réunions tous les mois, chacun depuis notre pays respectif, avec des débats, des workshops… C’est formidable de faire partie de cette communauté de journalistes qui partagent tous l’envie de faire bouger les lignes, à notre échelle. On n’est pas dans le journalisme de l’entre-soi, on ne fait pas ça pour avoir des prix.”

Une nouvelle approche du journalisme qui se développe

En termes de format, c’est d’abord dans la presse écrite et le web que l’action du Solutions Journalism Network s’est manifestée, puis la radio et la télévision plus récemment (avec la création de formations télévisuelles depuis un an et demi).

Les thématiques de l’environnement et du dérèglement climatique ont été particulièrement propices au développement du mouvement. »Ça s’y prête bien, on ne peut pas se contenter de dire que ça réchauffe” explique Sophie. Même si l’approche solutions est envisageable dans tous les domaines : “Il n’y a pas de thématique interdite au journalisme de solutions.”

L’effet Covid sur le journalisme de solutions

Bien que le journalisme de solutions soit une approche en émergence depuis plusieurs années, la pandémie a marqué un tournant dans son développement. 

La consultation citoyenne lancée par Radio France et France Télévisions en 2019 indiquait déjà  que 82% des auditeurs/téléspectateurs souhaitaient que les médias rendent compte des initiatives positives. 

Mais le décompte quotidien des décès au journal télévisé a accentué un certain ras-le-bol latent de la part du public, dont de nombreux médias ont pris conscience. Comme Mediacités, un journal d’investigation local présent dans quatre villes françaises, qui a profité de la crise sanitaire pour multiplier les enquêtes de solutions locales : comment lutter contre le décrochage scolaire, protéger les femmes victimes de violences conjugales, soutenir les librairies…

Un mouvement de fonds à travers les médias

“Dans les grands médias, les choses bougent” confie Sophie Roland. 

France Télévisions a fait le choix d’aller dans ce sens-là. La présidente Delphine Ernotte Cunci l’a annoncé lors de sa réélection à la tête de France Télévisions en 2020 : “Le journalisme constructif sera développé pour offrir aux citoyens une information durable, soucieuse de son impact et de sa valeur ajoutée, développant des analyses et des angles variés et approfondis.”

Nice-Matin a ainsi créé une offre en ligne avec une série de papiers et de vidéos axés solutions, avec un hashtag dédié : comment lutter contre le gaspillage, protéger les aînés, sauver les petits commerces, etc. Des articles souvent très relayés sur Facebook, qui sont parfois même publiés dans la version papier du journal. 

Le Monde a également créé une rubrique “Des solutions pour la planète”, RTL et La Croix étaient partenaires de la “Journée des Solutions” organisée en 2017 pour mettre en avant des acteurs qui se mobilisent et innovent pour la planète.

Concernant les thématiques environnementales, de nombreux magazines de presse écrite orientés solutions se sont développés : WeDemain, Socialter, Kaizen, L’ Info Durable, So Good… 

Former les étudiants et les journalistes pour développer le journalisme de solutions

Pour soutenir le développement du mouvement, la formation est essentielle. Pour la première fois, France Télévisions Université met en place une formation dédiée au journalisme de solutions. 

“Cela veut dire que les lignes bougent, et dans le privé aussi. C’est la première étape” assure Sophie Roland. “Et au niveau européen aussi. Nous sommes en contact via le Solutions Journalism Network avec d’autres médias en Europe pour mettre en place des interconnexions et faire du journalisme collaboratif.”

Sophie et la représentante française du Solutions Journalism Network, Nina Fasciaux, animent par ailleurs des formations via l’organisation américaine auprès des rédactions qui le demandent (chez France Télévisions notamment).  Des webinaires et des brainstormings sont régulièrement annoncés sur leur site web, en anglais ou en français.

“Rencontrer et former les étudiants journalistes est également primordial, car la nouvelle génération a une vraie appétence pour ces sujets. Les études le montrent : les jeunes ont une vraie attente de sujets de solutions, plus que les générations précédentes. C’est aussi un moyen de les intéresser davantage à l’actualité.”

Source : compte Instagram Solutions Journalism Network

Journalisme de solutions : quels impacts ?

Le journalisme de solutions a de multiples impacts positifs. 

Nourrir le débat de manière constructive

Il permet de nourrir les débats citoyens, en proposant des pistes de solutions face aux différents enjeux sociaux et environnementaux, au-delà de faire un simple constat d’ un problème donné. 

C’est aussi le moyen de recréer de la proximité avec le public, en proposant des contenus moins anxiogènes. Il y a la volonté de remettre un peu d’espoir en adoptant un angle plus constructif. 

Redonner du sens à la profession

Lors de ses formations au sein des rédactions et des universités, Sophie Roland le constate : de nombreux freelances, journalistes et étudiants, se posent les mêmes questions qu’elle auparavant, en se disant : “J’ai envie de trouver du sens dans mon boulot. Je n’ai pas envie de déprimer les gens et de me déprimer moi-même.”

“Avec ce journalisme-là, on redonne de l’espoir et on recrée du lien, et ça fait du bien, d’un point de vue journalistique et moral.” commente-t-elle.

Recréer du lien avec l’audience

Prendre le temps d’aller chercher des solutions peut être un challenge pour une profession où il faut aller de plus en plus vite. Pour cela, le journal en ligne Mediacités a par exemple mis à contribution ses lecteurs afin de repérer les solutions sur le terrain en lançant le hashtag  #dansmaville. Environ 200 initiatives ont ainsi été remontées par les citoyens auprès de la rédaction, dont 28 ont été sélectionnées et 14 publiées. 

Sur le même principe, France Bleu a lancé la consultation citoyenne en ligne « Ma Solution » pour signaler les initiatives locales et les projets les plus utiles. Avec la rubrique « Une idée pour la France« , le journal de 13 heures de France 2 a également souhaité mettre en avant”des solutions concrètes pour résoudre des problèmes du quotidien” en recueillant les contributions des téléspectateurs via un formulaire en ligne. 

Ainsi, le citoyen s’implique en faisant remonter des initiatives, tandis que le journaliste sélectionne et traite l’information. Cela permet de recréer du lien avec l’audience. 

Inciter à passer à l’action et en mesurer les résultats

L’étape suivante pour aller plus loin selon Sophie Roland : “multiplier les reportages afin d’inspirer les citoyens à essaimer les solutions partagées dans les médias.” C’est bien là l’objectif final du journalisme de solutions : dépasser le niveau strictement informatif et déclencher le passage à l’action des citoyens.

Et la volonté de pouvoir mesurer cet impact est déjà là. La chaîne de télévision KXAN-TV située à Austin dans le Texas a réalisé une série de reportages dans son journal télévisé lors de la rentrée scolaire concernant la mobilisation des étudiants face aux écoles fermées. 

Le succès de ces sujets a amené KXAN-TV à organiser des Lives Facebook rassemblant téléspectateurs, journalistes de la chaîne et représentants politiques pour s’inspirer des initiatives partagées et les répliquer dans d’autres régions. Depuis, la chaîne mène une enquête pour mesurer l’impact de ces échanges et l’application des solutions dans d’autres villes, dont les résultats doivent être prochainement publiés.

Le Solutions Journalisme Network a également mené une étude en novembre 2020 auprès de 638 personnes regardant des chaînes d’informations locales aux Etats-Unis réalisant des reportages de solutions. Les résultats sont sans appel : par rapport aux sujets traditionnels, les sujets axés solutions captivaient beaucoup plus les téléspectateurs et avaient plus de chance de les inspirer à passer à l’action.

Au-delà de renouveler l’approche journalistique et réconcilier le public avec les médias en portant  un regard plus constructif sur l’actualité, le journalisme de solutions engage les citoyens à signaler les solutions qu’ils repèrent, voire même les inciter à passer à l’action. Un mouvement plein de sens pour les journalistes et l’audience qui permet de faire bouger les choses, localement et globalement.

Source : compte Instagram Solutions Journalism Network

Un grand merci à Sophie Roland pour ces échanges passionnants !

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