Créer un tiers-lieu : les conseils d’Ophélie Deyrolle, cofondatrice du Wip

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Plan de l'article

Le parcours d’Ophélie, fondatrice du Wip

De l’humanitaire à l’aménagement du territoire

Littéraire de formation, Ophélie a étudié à Sciences Po avant de travailler 5 ans dans l’humanitaire à l’étranger, avec Action Contre La Faim et le comité international de la Croix Rouge. 

De retour en France, ne parvenant pas à trouver d’emploi dans le domaine du social et de l’insertion comme elle le souhaitait, elle accepte un poste dans un bureau d’études qui réalise du conseil dans l’aménagement du territoire à Lyon. Même si ce poste ne l’enthousiasme guère, elle découvre néanmoins l’urbanisme et l’architecture, qu’elle trouve passionnants.

Son conjoint ayant décidé de reprendre la ferme parentale dans l’Orne, elle se met en quête d’un travail en Normandie et est embauchée par Normandie Aménagement, une société d’aménagement d’économie mixte chargée de développer les grands projets urbains de l’agglomération de Caen. 

Après 5 ans dans cette entreprise, elle se sent frustrée par la manière dont sont conduits les projets d’aménagement : “On ne sollicitait pas assez les habitants. Certes, il y a une concertation légale, mais globalement, on ne leur donne pas la capacité d’expérimenter et de démontrer d’autres façons possibles de vivre la ville. On plaque des modèles.”

Réunir différents acteurs pour réhabiliter un héritage patrimonial

La société était alors propriétaire de la Grande Halle, une ancienne usine métallurgique située sur une friche industrielle. On lui propose de réfléchir à un projet dans ce bâtiment en ruine pour accueillir les bureaux des petites entreprises qui n’ont pas les moyens de se tourner vers le parc immobilier traditionnel. Elle accepte à une condition : 

“C’était un bâtiment patrimonial extrêmement fort dans la mémoire des habitants de la communauté urbaine de Caen. Je ne voyais pas comment réaliser ce projet sans impliquer toutes les parties prenantes : les anciens métallos qui avaient travaillé dans l’usine, les associations et artistes qui avaient investi la friche depuis 20 ans, les entreprises de la zone d’activité économique qui s’était développée aux alentours, etc.”

On lui laisse alors carte blanche. Les réunions et concertations démarrent. C’est à ce moment-là qu’elle découvre le monde des tiers-lieux. En 2013, c’est encore un cercle confidentiel, même si celui-ci commence à s’ouvrir grâce aux makers, une communauté tournée vers la technologie libre et opensource, l’ingénierie et la création en groupe, à l’origine des fab labs (des laboratoires de fabrication mettant à disposition du public des outils et technologies pour la conception et la réalisation d’objets).

 

Source : France Active

Naissance d’un tiers-lieu : le projet Wip, étape par étape

Phase de conception

Rapidement, le projet s’oriente vers l’aménagement d’un tiers-lieu dans la Grande Halle. Mais se pose la question de la faisabilité : le budget pour réhabiliter le bâtiment est estimé à 7,5 millions d’euros. 

Pour un tel investissement, que ce soit une collectivité ou une société d’aménagement, il s’agit d’avoir un modèle économique pérenne (c’est-à-dire ne pas dépendre des subventions publiques pour fonctionner) pour être en mesure de faire un emprunt et de le rembourser.

Avec tout cela à l’esprit, Ophélie devient porteuse du projet Wip en 2016, accompagnée de Pauline Cescau, l’une de ses collègues. Ensemble, elles négocient une rupture conventionnelle pour se consacrer à la création de l’association, premier pas vers la structure qui gérera le tiers-lieu. Cela leur permet de bénéficier d’allocations chômage durant 2 ans, en attendant de pouvoir vivre de leur nouvelle activité. 

Elles sont portées par une motivation double :

  • L’envie que chacun puisse participer et agir dans l’aménagement du territoire : donner plus de place au citoyen pour exprimer ses envies, et le rendre acteur des transformations de son territoire
  • Ne pas se limiter aux experts pour construire le projet, mais partir du principe que la diversité des expériences de vie de chacun est une valeur ajoutée sur laquelle s’appuyer, car c’est cela qui fait société et permet de construire des projets résilients capables d’évoluer avec leur territoire

Phase d’amorçage

Lors de cette phase, il existe un enjeu important autour du lieu, qui coûte généralement cher à réhabiliter ou construire. On ne maîtrise pas toujours les délais de réalisation des travaux, surtout si ceux-ci dépendent de financements publics. La durée de développement du projet est donc très incertaine, rendant flou le temps nécessaire pour pouvoir en vivre. 

“Nous avons pris des risques en quittant notre emploi, avec l’enjeu de pouvoir se rémunérer avant la fin de notre période de chômage. Je ne recommande pas forcément de suivre notre exemple, car nous avons porté personnellement le risque de développement d’un projet au service de tout un territoire. 

Il aurait peut-être été plus opportun que la collectivité finance une part plus importante de cette phase d’amorçage. Cela dit, notre cas était spécifique, car venant de la société propriétaire du bâtiment, nous savions que notre projet serait validé et qu’on pourrait en tirer un bénéfice à terme. Nous maîtrisions donc une partie des risques.”

L’évaluation des risques financiers est donc nécessaire à la création d’un tiers-lieu. Ils dépendent notamment de la relation entretenue avec les partenaires et les collectivités, ainsi que la force de l’écosystème du projet.

Depuis quelques années, le concept des tiers-lieux est à la mode. “Je ne vous cache pas que ça nous aide, confie Ophélie. Cela permet de trouver des financements, notamment en phase de conception et d’amorçage. Financer du temps humain pour concevoir un projet, c’est souvent la partie la plus difficile.”

Phase de préfiguration

Le Wip obtient de Normandie Aménagement le fait de construire un petit tiers-lieu de préfiguration en attendant de rendre le grand bâtiment exploitable. Appelé la “Cité de chantier” et situé au pied de la Grande Halle, son aménagement s’élève à 125 000 €. 

Avoir un lieu de préfiguration est déterminant dans les projets de tiers-lieux. Cela peut être une salle mise à disposition par la collectivité ou une partie en cours de réhabilitation. Cela permet de poser une première pierre, d’initier une activité en attendant le lancement officiel. 

Le projet commence alors à être identifié par un lieu qui rassemble et permet d’échanger. “C’est indispensable pour pouvoir dire qu’on a démarré, même à petite échelle. C’est l’endroit où l’on a tissé les premiers partenariats, où nos premiers coworkers sont venus travailler, où les futurs sociétaires de la coopérative nous ont rencontrées.”

Un tiers-lieu dépend en effet de sa communauté et de sa capacité à nouer des liens avec les partenaires locaux. De 2016 à 2019, la préfiguration dans la Cité de chantier a donc permis à Ophélie et Pauline de faire leur place au sein du territoire, tandis que les travaux de la Grande Halle avancent en parallèle.

Un lieu de préfiguration sert aussi à faire adhérer des collectivités parfois frileuses face à ce type de projets protéiformes. Elles peuvent ainsi voir si celui-ci participe à l’attractivité territoriale.

“La collectivité locale avait besoin qu’on leur prouve la viabilité de notre projet, avant d’investir dans la réhabilitation de notre bâtiment. La Cité de chantier a été d’une grande aide car on a pu leur montrer que cela fonctionnait à petite échelle, que des gens nous suivaient. On a rempli toutes les cases pour être prises au sérieux : un business model, des emprunts bancaires, la création d’une société coopérative, la levée d’un capital social.”

En 2018, le Wip crée une SCIC (Société Coopérative d’Intérêt Collectif). Le bail commercial est signé pour louer la Grande Halle et y déployer les principes du tiers-lieu. La réhabilitation du grand bâtiment débute. L’équipe compte alors 2 salariés et 50 sociétaires hyper mobilisés.

“Un des enjeux est d’être constamment à l’écoute de ce qui se passe sur le territoire. Si l’on s’en tient à l’idée qu’on s’est fixée au départ, on risque de passer à côté des besoins réels du territoire, ou de proposer ce que fait déjà très bien l’un des partenaires. Il faut plutôt chercher à s’associer à ses personnes et apporter son expertise et son savoir-faire en synergie avec elles.”

Phase de croissance

2019 est l’année de l’ouverture de la Grande Halle. Petit tiers-lieu de 250 m² (déjà conséquent), le Wip devient un espace de 3 000 m² ! “Avec un emprunt de notre part de 300 000 €, 100 000 € de subvention régionales d’investissement, et une équipe de 12 salariés, nous ne sommes plus du tout dans la même dimension, on grossit.”

C’est comme un second projet qui démarre. “Je me suis dit qu’on avait désormais l’expérience et qu’il suffisait de refaire la même chose, mais à plus grande échelle.”  En fait, tout est à réinventer, notamment :

  • Les interactions entre les personnes : l’espace de pause, autrefois au milieu de l’espace est situé au bout du bâtiment, donc les gens ne se croisent plus de la même façon
  • La gestion administrative : les contrats avec les coworkers ne peuvent plus se faire à la main comme avant et il faut utiliser un logiciel pour simplifier la gestion, ce qui demande d’acquérir de nouvelles compétences

Accompagner l’accroissement de la taille du projet est une dimension importante à prendre en compte lorsque celui-ci prend toute son ampleur, que ce soit en termes de budget, de ressources humaines, de gestion, etc. 

“Lors de la phase de préfiguration, l’enjeu économique portait sur notre capacité à nous rémunérer mais la charge de l’infrastructure était minime. Avec la Grande Halle, il y a un loyer, des charges, des taxes à payer qui sont bien plus importantes.”

Il faut donc équilibrer l’aspect commercial avec le projet d’utilité sociale. Ces équilibres doivent être expliqués. La transparence est de mise pour que les choix stratégiques soient compris et acceptés par tous.

Phase de transmission

Pour assurer une certaine continuité, il faut aussi penser à la transmission. “Il faut savoir se renouveler. Nous avons pensé le projet d’une certaine manière au départ. Les valeurs depuis 2014 sont toujours les mêmes, mais il y a de nouvelles énergies et façons de faire qu’il est nécessaire d’intégrer. D’où l’importance d’être en remise en question perpétuelle.”

Pour Ophélie, il est important de créer une structure permettant de renouveler régulièrement les décideurs et de prendre en compte ce qui se passe sur le terrain. Les tiers-lieux comme le Wip sont souvent fondés par des personnes très engagées, militantes même. Le risque alors est qu’elles incarnent tellement le projet que rien ne se passe en leur absence, ou bien qu’elles aient du mal à passer le relais à d’autres. Il y a donc un véritable enjeu sur la posture des fondateurs.

 

Source : Cyrus Cornu, Le Wip

Comment fonctionne le tiers-lieu ?

Le modèle économique

La Société Coopérative d’Intérêt Collectif (SCIC) est une entreprise privée, sous forme SAS à capital variable, qui relève de l’Economie Sociale et Solidaire (ESS). 75% de ses revenus proviennent de la vente de produits et services :

  • la location des espaces pour du coworking, du télétravail, des réunions, des formations, des séminaires
  • l’accueil et l’organisation d’évènementiels des prestations de services pour accompagner les utilisateurs ou les collectivités, institutions, partenaires externes, dans leur volonté de travailler et créer autrement
  • le montage de projets pluridisciplinaires

Les 25% restants viennent de réponses à appels à projet ou de subventions de projets, portés par les collectivités territoriales, les organismes institutionnels et l’Etat : projets culturels, de la consolidation des réseaux de tiers-lieux, du réemploi de matériaux ou encore de l’inclusion des plus éloignés de l’emploi.

En tant que SCIC, les bénéfices sont encadrés et réinvestis dans la société. “En termes d’équilibre financier, s’il n’y avait pas eu la crise sanitaire, nous aurions été en capacité de faire des bénéfices et d’avoir remboursé l’ensemble de nos prêts au bout de 3 ou 4 ans. Mais on a dû se ré-endetter pour 8 ans pour faire face aux conséquences du Covid.”

L’équipe salariée

Le Wip est doté d’une équipe de 12 personnes. 6 d’entre elles travaillent sur toutes les missions transversales et se consacrent principalement au fonctionnement du lieu, et 6 autres qui travaillent sur les projets d’intérêt général.

En termes de rémunération, la fourchette des salaires est plutôt restreinte. Le plus petit salaire est au-dessus du SMIC, et le plus élevé est à 2 800 € net. Les salariés travaillent 39 heures par semaine,  avec 14 jours de RTT et 5 semaines de vacances par an. Les cadres ont tous un salaire supérieur à 2 000 €.

Les conseils d’Ophélie pour créer un tiers-lieu 

Pour elle, les tiers-lieux ont un triple héritage :

  • L’état d’esprit libre et open source hérité de la médiation numérique, une démarche visant à favoriser l’accès à la culture numérique du plus grand nombre
  • Des espaces (souvent des friches) hyper adaptables et multi-activités, qui jouent un rôle social, culturel et territorial
  •  Une éducation populaire autour des méthodes de coopération et de gouvernances partagées qui permettent de faire travailler tout le monde ensemble

S’ancrer dans un territoire

“C’est important d’être ancré dans un territoire. Si un projet de tiers-lieu peut se faire n’importe où, ça ne fonctionnera pas. Il faut créer de la confiance avec les acteurs du terrain, comprendre les enjeux et besoins locaux. 

Je recommande donc de réfléchir au développement du projet et à la conception du lieu de manière conjointe. C’est une erreur de penser son projet puis de se mettre ensuite à la recherche d’un lieu, il faut faire les deux à la fois.

Réaliser un diagnostic de territoire est déterminant pour mener un tel projet. Pour cela, il faut aller à la rencontre de ceux qui ont créé des tiers-lieux sur son territoire, que ce soit des citoyens ou des collectivités, pour voir ce qui existe déjà.

Il est aussi nécessaire que la collectivité locale soit associée au projet, car vous aurez besoin de partenaires pour vous développer. Au niveau financier, bien sûr, mais pas seulement. Ce sera un allié précieux pour développer des projets sociaux, culturels. Et il ne faut pas oublier que ce sont les collectivités qui connaissent le mieux leur territoire.”

Bénéficier d’aides au financement et au développement

“On peut se faire aider dans le développement du projet par des tiers-lieux déjà existants qui proposent de l’accompagnement pour la création de projet, ou bien bénéficier d’aides publiques. Il existe des aides régionales pour faire des études de faisabilité, pour être accompagné. 

Pour soutenir la création et le  financement du Wip, nous avons notamment bénéficié de l’aide de France Active. Il faut aussi aller voir du côté des dispositifs ESS existants.

Mais surtout, il faut penser son projet à plusieurs, c’est vraiment difficile de le faire seul.”

Porter une mission sociale forte

“Les tiers-lieux ne sont pas uniformes, mais ils doivent selon moi revendiquer une mission sociale forte. Ils ont un rôle à jouer pour mettre en action les citoyens sur et pour leur territoire, les amener à être en capacité d’être à leur tour porteurs de projets à l’échelle locale, et favoriser la proximité, la résilience, la mixité, le lien social, etc. 

Ce rôle de créateur de lien social est particulièrement important en milieu rural, plus touché par le délitement des liens lié à la désindustrialisation, à la perte des services publics, au manque de lieux de sociabilisation (cafés).

Il s’agit aussi de défendre une vraie mixité sociale, faire sortir les gens de leurs cases. Dans le cas du Wip, cela passe par l’accompagnement de personnes très éloignées de l’emploi : les faire participer à nos multiples activités, en étant accueillants et hospitaliers au quotidien, en ne les considérant pas juste comme “des gens en insertion”, mais comme faisant partie de nos utilisateurs très diversifiés, au même titre que plein d’autres personnes.”

Accueillir des formations 

“La tendance qui se dessine aujourd’hui est d’accueillir des formations au sein des tiers-lieux en mettant des espaces adaptés à disposition. 

Mais lorsque les formations s’enchaînent dans un espace, ça ne crée pas de liens et ça ne fait pas se rencontrer les différents publics. C’est donc le rôle du tiers-lieu d’animer cette communauté et de créer des passerelles.

Aujourd’hui, nous réfléchissons à comment notre méthode de travail et nos process peuvent être innovants et apporter des bénéfices à des formations plus traditionnelles. Nous cherchons à décloisonner les pratiques.”

Le bilan d’Ophélie

“Je suis très heureuse, même s’il y a eu des moments de doute. Le plus difficile a été juste avant l’ouverture de la Grande Halle. 

J’ai réalisé que, sans avoir jamais monté d’entreprise auparavant, je venais d’endetter la société créée collectivement de 400 000 € pour investir, avec une communauté qui comptait sur moi. Mais l’équipe m’a donné une belle leçon en me répondant : “On a tous décidé d’y aller ensemble, ce n’est pas à toi de porter toute la responsabilité de la réussite du projet sur tes épaules.” 

Je suis quelqu’un qui changeait de métier tous les 5 ans environ. Après 5 années dans ce projet, je viens de resigner avec joie pour 5 nouvelles années ! Bien sûr, mes missions ont évolué. 

Aujourd’hui, j’ai délégué la gestion du quotidien et l’opérationnel au directeur pour me concentrer sur de nouveaux projets pour le Wip. En plus de mon rôle de présidente, j’ai deux fonctions : 

  • Gérer l’entreprise car j’en suis la responsable, avec l’enjeu de faire fonctionner la coopération au sein de l’entreprise
  • Amener la stratégie plus loin, c’est-à-dire prévoir l’avenir du projet à 3 ans”

Merci, Ophélie, pour ton témoignage ! RDV sur le site du Wip pour en savoir plus.

Liens et ressources sur le sujet

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